Une route sans encombre
Le plan de la Chine visant à réactiver et à rebaptiser certaines des routes commerciales les plus fréquentées du monde dans le cadre de l’initiative « la Ceinture et la Route » a débouché sur le plus grand projet d’infrastructure jamais mis en œuvre. S’il ne fait aucun doute que la réussite du processus de construction, de gestion et d’exploitation de cette autoroute commerciale du XXIe siècle dépendra de l’application de centaines de normes internationales, ces normes jouent aussi un rôle moins apparent dans le tissage complexe des relations commerciales à l’échelle mondiale.
En avril dernier, le gouvernement de la Chine a accueilli à Beijing le deuxième Forum de « la Ceinture et la Route » pour la coopération internationale. Le Président Xi Jinping, qui a joué un rôle déterminant dans l’initiative « la Ceinture et la Route » (ICR) lancée en 2013, a réservé un accueil chaleureux aux dirigeants des nombreux pays liés entre eux par cette initiative. Des organismes internationaux de premier plan, dont l’ISO, ont aussi assisté au forum.
L’un des grands thèmes du forum était la nécessité d’améliorer les règles, les procédures et les normes internationales qui servent de fondement à l’initiative dans son ensemble. Si l’utilisation des normes internationales aux fins de l’évaluation de la conformité des produits est largement admise, le fait que ces normes soient aussi utilisées par les organismes responsables de la réglementation chargés d’élaborer des politiques commerciales a été mis en avant. S’adressant aux participants, le Président de l’ISO, John Walter, a mis en corrélation les normes internationales, la coopération mondiale et la fluidité des échanges commerciaux sur la nouvelle « Route de la soie ». « L’un des objectifs de l’ICR est de permettre la circulation des personnes et des produits. Les personnes sont tenues d’avoir des papiers en règle pour pouvoir circuler librement d’une juridiction à l’autre. De la même manière, les produits doivent aussi respecter les normes imposées par les autorités compétentes et par les consommateurs exigeants. « Qu’il s’agisse des rapports que nous entretenons avec le monde physique par l’intermédiaire de l’extraction et de la transformation des ressources ou que nous nouons les uns avec les autres au travers des échanges commerciaux et des communications, les normes ISO constituent un moyen commun de progresser ensemble. »
Ensemble ou rien
Comme dans la plupart des relations humaines, la valeur économique est créée au moment où un échange a lieu. Les pensées aléatoires se transforment en idées lorsque nous les communiquons à d’autres ; les mots deviennent des conversations ; les meilleures façons de faire des choses deviennent des normes ; et les échanges se muent en commerce, qui est l’élément moteur par excellence de l’économie post-mondialisation.
Pour obtenir quelques éclaircissements sur les relations parfois compliquées entre les organismes chargés d’élaborer les normes, les organismes responsables de la réglementation et les entreprises, nous nous sommes adressés à David Henig, Directeur du projet relatif aux politiques commerciales du Royaume-Uni au Centre européen d’économie politique internationale (ECIPE). Grand spécialiste de l’élaboration des politiques commerciales du Royaume-Uni, M. Henig a participé très activement au débat sur les normes, l’évaluation de la conformité et l’harmonisation réglementaire des accords commerciaux et a été l’un des fondateurs du UK Trade Forum (forum sur les échanges commerciaux du Royaume-Uni), qui permet aux spécialistes des politiques commerciales du Royaume-Uni de débattre, de procéder à des analyses et d’élaborer des solutions.
Quel est, selon M. Henig, le rôle des normes à l’appui du commerce ? « On observe un accroissement des échanges commerciaux lorsque les pays conviennent d’utiliser les mêmes normes ou les mêmes dispositions réglementaires » m’a-t-il répondu. Soulignant la complexité des interactions et la nécessité d’intensifier la recherche à ce sujet, il a ajouté que « quoique cette question n’ait pas encore fait l’objet d’études approfondies, l’influence des normes semble avérée ».
Les entreprises adoptent une attitude tout aussi pragmatique à l’égard des normes. Elles accueilleront cependant très favorablement les résultats des travaux de l’unité Recherche et Innovation de l’ISO, fondés sur des études de cas empiriques et visant à démontrer les effets multiplicateurs des normes sur les échanges commerciaux. Cette unité de l’ISO a été créée dernièrement pour étudier l’influence de la normalisation internationale sur le commerce et divers autres facteurs économiques, sociaux et environnementaux. Sa mission consiste à compléter les connaissances très fragmentaires concernant les effets de la normalisation par une solide base de données probantes. Même lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact de l’ICR sur les échanges commerciaux jusqu’à présent, il est difficile d’obtenir des chiffres fiables ; il ne fait cependant aucun doute que cette initiative a pour effet d’accroître les importations et les exportations. En 2017, par exemple, le montant des importations et des exportations entre la Chine et les pays qui participent à l’initiative a atteint USD 1 140 milliards, soit 13,4 % de plus qu’en 2016, ce qui représente 36,2 % du montant total des importations et des exportations chinoises.
À l’instar d’une partie de tennis, d’un débat bien structuré ou même d’un geste partagé de congratulations, ces échanges ne sont guère possibles si nous n’acceptons pas le partage avec d’autres (essayez toujours : vous finirez par vous agiter dans tous les sens et par vous attirer des regards perplexes). Dans tous ces cas, des règles du jeu ont été définies, qui permettent de fixer les limites et d’avoir des échanges fructueux. Bien sûr, il peut être frustrant de jouer un coup splendide qui tombe de très peu du mauvais côté d’une ligne blanche « arbitraire », mais il suffit de faire comme si cette ligne n’existait pas pour que la partie s’arrête immédiatement. « L’instauration d’une coopération efficace est justement l’une des raisons pour lesquelles la Chine considère que la normalisation occupe une place stratégique essentielle dans l’ICR » constate M. Henig, un état de fait souligné explicitement dans la publication du groupe dirigeant pour la promotion de l’ICR intitulée Action Plan on Belt and Road Standard Connectivity (2018-2020) (Plan d’action pour l’interconnectivité des normes dans le cadre de l’ICR (2018-2020)).
En plus de contribuer à l’harmonisation des normes chinoises avec les normes internationales et de faciliter la communication dans l’ensemble du système de « la Ceinture et la Route », le plan considère la normalisation comme le moyen le plus efficace de favoriser l’interconnexion des politiques, des installations, des échanges commerciaux, des fonds et de l’opinion publique.
Regardons les choses en face !
Je voudrais maintenant évoquer une question fondamentale, à savoir : les normes dressent-elles véritablement des barrières au commerce ? Le processus de mise au point et de fabrication d’un produit conforme à un niveau donné de performance et de sécurité exige plus d’efforts – et d’argent – que celui d’un produit non conforme et de mauvaise qualité. Personnellement, je suis aussi à l’aise avec les produits qui ne sont pas faits selon des normes que je le serais sur le pont d’un bateau qui tangue, sans bastingage.
La façon de considérer les choses a cependant son importance. Ainsi, le terme « barrière » a des connotations négatives dans un monde où la liberté est assimilée à la possibilité de faire ce qu’on veut, où l’on veut et quand on veut. Mais si je me prête à un travail d’introspection et que je dresse la liste des premières choses qui me viennent à l’esprit lorsque j’évoque le terme « barrière », je n’obtiens que des associations positives, qu’il s’agisse des barrières centrales installées sur les autoroutes pour éviter les collisions frontales, des barres de sécurité qui empêchent les gens de tomber des attractions foraines ou des grandes barrières de corail si prisées des poissons et des plongeurs.
Une fois établi qu’il est opportun de mettre des barrières aux bons endroits, certaines questions demeurent : ainsi, dans le cas d’une chose aussi complexe que le commerce, qui peut dire où sont ces bons endroits ? Et qui plus est, où sont les mauvais ? Quelles barrières sont des obstacles gênants et superflus et lesquelles nous aident à fixer les règles d’un jeu dont chacun puisse tirer parti, pour peu que ces règles soient appliquées ?
Bousculer les conventions en faisant preuve de clairvoyance et d’esprit d’innovation
Les travaux menés par David Henig à l’ECIPE s’inscrivent dans la tradition classique du libre-échange et d’un ordre économique mondial ouvert. M. Henig a participé activement à la mise sur pied du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) pendant les trois ans et demi de négociations – actuellement au point mort ; il a collaboré avec les deux groupes de négociateurs pour trouver des moyens d’aller de l’avant, notamment en ce qui concerne la cohérence réglementaire, les obstacles techniques au commerce (OTC) et le développement durable.
Je profite de l’occasion pour lui demander de quelle façon le TTIP et d’autres accords similaires tels que l’Accord de partenariat transpacifique global et progressif (CPTPP) sont liés à des projets d’infrastructure et d’investissement comme l’ICR. S’appuient-ils également sur des normes, ou celles-ci y jouent-elles un rôle limité ? Ces accords sont-ils en fait les deux faces de la même médaille ?
« Le TTIP et le CPTPP (appelé auparavant TPP), malgré d’importantes différences d’ordre technique, poursuivent des objectifs analogues. Dans les deux cas, le but est d’éliminer les obstacles au commerce, qui prennent souvent la forme de mesures protectionnistes permettant de se soustraire à l’obligation, prévue par l’accord, d’appliquer des droits de douane minimes ou de les supprimer » me dit M. Henig. « Si ces accords relèvent de perspectives géopolitiques différentes, ils visent pourtant des objectifs similaires. » C’est tout à fait logique. Après tout, ces accords sont fondés sur le principe commun selon lequel il convient d’éliminer les obstacles au commerce inutiles.
L’aspect tarifaire est pris en compte dans l’accord, et l’accent est donc mis sur les aspects techniques qui contribuent, délibérément ou non, à freiner les échanges commerciaux. Selon M. Henig, « la reconnaissance mutuelle des procédures d’évaluation de la conformité, l’utilisation de normes internationales ou les débats sur l’harmonisation des dispositions réglementaires occupent une place de plus en plus importante dans les discussions commerciales ayant trait à des accords tels que le CPTPP et le TTIP, mais aussi à l’ICR. Bien que cette démarche ne soit pas encore arrivée à maturité, elle représente une avancée encourageante ».
Comme le fait remarquer M. Henig, alors que le TTIP et le CPTPP concernent respectivement l’Europe et le bassin du Pacifique, les États-Unis demeurent l’un des principaux partenaires commerciaux. De part et d’autre, il faut éviter de recourir à des barrières protectionnistes. Ce sont les normes qui empêchent les divergences entre les diverses priorités commerciales nationales de dégénérer en animosité ou en guerre commerciale pure et simple, comme l’a amplement souligné l’un des directeurs généraux adjoints de l’Organisation mondiale du commerce, M. l’Ambassadeur Alan Wolff, lorsqu’il a pris la parole lors de l’Assemblée générale de l’ISO l’an dernier.
L’ICR est en passe de redéfinir la notion de relations commerciales. Elle estompe les frontières régionales et culturelles dans la poursuite d’un objectif fédérateur, celui de mettre en place l’infrastructure nécessaire au bon déroulement des échanges commerciaux. Si, dans le cadre d’un plan à long terme visant à relever le niveau de vie en Chine, les perspectives économiques et sociales diffèrent fortement de celles qui sont associées à des accords mondiaux adoptés formellement, avec une soixantaine de pays partenaires qui comptent satisfaire leurs propres attentes envers l’Initiative, le principe fondateur selon lequel le commerce est le meilleur moyen de créer de la valeur et de la partager est cependant universellement reconnu.
Le fil conducteur
L’aménagement des premières routes de la soie a notamment fait suite à la découverte que les cocons des chenilles du papillon Bombyx résultent de l’enroulement serré de l’une des fibres les plus fines qui soient. Comme beaucoup de découvertes des temps anciens, les origines de la soie ont fait l’objet d’un entrelacs de mythes et de contes. Alors qu’assise sous un mûrier, l’impératrice Si-Ling Chi buvait du thé à petites gorgées, elle vit tomber dans sa tasse un cocon qui commença à se dévider dans le liquide chaud. Ayant demandé à l’une de ses servantes de tenir l’extrémité du fil et de marcher jusqu’à ce qu’il soit entièrement déroulé, cette dernière se retrouva en pleine campagne à près d’un kilomètre de là avant de devoir s’arrêter.
Bien que cette histoire soit quelque peu fantaisiste, nous savons que la découverte de la soie inaugura une période de prospérité économique pour la Chine. Ses produits de luxe étaient appréciés dans le monde entier, et cet événement témoigne du pouvoir de la curiosité et de l’innovation. Mais cette route a en définitive permis bien plus que le seul commerce de la soie. Élément moteur de l’expansion de l’empire des Han, elle a également apporté le papier, l’écriture, la pensée bouddhiste et la poudre à canon dans de nouveaux pays. Si le rôle principal des dirigeants de l’époque consistait à repousser les attaques des bandits tout en utilisant la route pour faciliter leur propre expansion et mener à bien leurs conquêtes, les dirigeants d’aujourd’hui la considèrent comme un facteur de cohésion. L’ICR offre la possibilité de décupler la force dans l’unité : les fils, si fragiles, pris individuellement, peuvent être tissés en une étoffe d’une résistance extraordinaire.
Assurer la bonne marche et la rentabilité du commerce mondial est une priorité pour l’ISO. L’économie mondiale obéit à sa propre dynamique et est notoirement peu sensible aux prévisions des experts ; c’est pourquoi les règles de base sont si importantes dans la gestion du risque. En assurant un certain degré de stabilité et en suscitant des attentes communes, les normes internationales permettent aux entreprises d’innover et de se faire concurrence, ce qui stimule l’économie. Pour conclure, M. Henig déclare que « les entreprises ont besoin de la certitude que peuvent apporter les normes dans le contexte d’un cadre réglementaire complexe. C’est d’autant plus vrai si les normes sont véritablement internationales et peuvent s’appliquer au-delà des frontières ».